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Les pommes de terre

A. La guerre s’éternisait, et avec elle, les privations. La famille Pisoni était privée de ses deux garçons, tous les deux peintres en bâtiment, mais momentanément en villégiature en Allemagne, dans un camp de prisonniers de guerre, du côté de la Prusse orientale. Leur salaire manquait cruellement. Pourtant, tous les membres restants travaillaient, mais pour un salaire de misère. On était bien obligé de se contenter de ce que les tickets de rationnement offraient, quand ils offraient quelque chose. À cette époque, tout le monde était svelte. Il n’y avait pas d’obèse, chacun étant condamné à suivre le régime national: rutabagas et topinambours.

B. Et c’est dans ce contexte qu’un jour, alors qu’elle était seule au magasin, Joséphine découvrit un sac sous le comptoir. Intriguée, elle jeta un coup d’œil à l’intérieur et n’en crut pas ses yeux : il lui semblait avoir vu des pommes de terre. Un ventre vide peut-il provoquer des hallucinations ? Vous avez sûrement vu, dans certains dessins animés, des chiens affamés qui voyaient leur maître sous la forme d’une saucisse ? Elle rejeta donc un nouveau coup d’œil, qui lui confirma bien la présence de ces tubercules introduits en France par Parmentier.

C. Elle se posa la question de savoir si elle pourrait soustraire quelques pommes de terre de ce sac, sans que sa patronne ne s’en rende compte. Mais ce n’était pas si simple. Elle ne se voyait pas manger un ou deux tubercules crus, comme ça, sur un coin de comptoir. Si elle en prenait, il faudrait bien les faire cuire. Et où donc, s’il vous plaît ? Dans cette parfumerie, il n’y avait pas de coin cuisine. Elle ne se voyait pas non plus faire cuire ces légumes sur un feu d’alcool, sans réchaud et sans récipient. Non, il n’y avait qu’une seule solution : les apporter à la maison. Oui mais alors, comme il n’était pas pensable de les préparer en cachette, il fallait bien en apporter assez pour remplir un certain nombre de ventres. Et il s’agissait de ventres affamés, de ceux donc, à en croire le proverbe, qui n’ont pas d’oreille, et à qui on aurait du mal à expliquer qu’on n’avait pu en soustraire qu’une demi-douzaine. D’ailleurs, ces pommes de terre étaient de taille moyenne, et comme ces estomacs avaient un retard de calories important, ils réclameraient leur dû.

D. Le mieux était peut-être de ne rien dire à la maison. D’ailleurs, sa patronne viendrait sûrement chercher le sac dans la journée, et alors… Il valait mieux l’oublier tout de suite.

E. Mais même si ventre affamé n’a pas d’oreille, il en a d’autant plus de mémoire. Rien qu’à la pensée de pommes de terre rissolées dans l’huile, ou même en robe des champs, épluchées et surmontées d’un morceau de beurre qui fondait à la chaleur, les entourant voluptueusement d’une vague jaune appétissante, l’eau lui venait à la bouche. Elle s’attendrissait devant ce spectacle qui se déroulait pour elle seule dans son esprit. Son estomac s’émut à cette pensée et elle ressentit une forme de crampe dans la région correspondante.

F. Le soir arriva, et Madame Dellerba lui téléphona qu’elle était retenue, et qu’elle pouvait fermer le magasin et rentrer chez elle. Après un dernier regard langoureux sous le comptoir, elle se résolut à reprendre le chemin de son domicile, où l’attendaient des ventres vides, mais qui, ignorant qu’on aurait pu les remplir, ne pouvaient ressentir aucun regret.

G. Arrivée à la maison, elle se retrouva devant le menu habituel : un jour rutabagas, un jour topinambour, des tubercules dont le nom seul aurait dû faire rêver. En effet, le dictionnaire précise que le nom "topinambour" vient d’une peuplade d’Indiens du Brésil, alors que celui du "rutabaga" vient du suédois et signifie "chou-rave", ce qui est moins exotique, certes. En revanche, ce même dictionnaire précise également que les deux légumes sont avant tout destinés à l’alimentation des animaux, et plus rarement des humains.

H. Les estomacs étaient peu accessibles à l’exotisme. Ils voulaient simplement être remplis. Le topinambour causait en plus des ballonnements, mais son goût rappelait très vaguement celui des artichauts, des légumes dont on n’avait plus vu la moindre feuille depuis des mois.

I. Devant la misère des assiettes et la tristesse des visages, Joséphine ne put s’empêcher de se demander comment sa famille réagirait si elle parlait du sac de pommes de terre. C’était vraiment trop bête de passer à côté d’une telle occasion. Mais une fois les ventres pleins, ceux-ci auraient peut-être du mal à retourner à leur volume habituel. Et puis, que raconterait-elle à sa patronne lorsque celle-ci aurait constaté la disparition du sac ? Si elle l’avait mis sous le comptoir, c’est sans doute que quelqu’un le lui avait apporté, et qu’elle comptait l’emporter avec son mari, qui viendrait la chercher avec sa voiture. Il était impossible que sa patronne ait oublié la présence des pommes de terre dans son magasin. C’était un coup à se faire mettre à la porte sans attendre, pour vol ou abus de confiance. Encore que, devant la police, il aurait été difficile d’expliquer la provenance de ces pommes de terre qui ne pouvaient avoir été acquises que par les miracles du marché noir, qui était bien sûr interdit. « Mais interdit à qui ? » lui soufflait son petit lutin intérieur.

J. À la fin, elle n’y tint plus et cracha le morceau : il y avait un sac de pommes de terre à la parfumerie, et elle avait la clé de la porte.

K. Tous se regardèrent, et il se forma un commando pour aller récupérer le fameux sac, malgré le couvre-feu qui interdisait toute sortie nocturne.

L. Cependant, la parfumerie n’était pas loin, et tout le monde connaissait bien les ruelles mal éclairées du Vieux-Nice. Et puis, le jeu en valait la chandelle, si on peut dire dans ce cas où l’on était protégé par l’obscurité.

M. Le commando se mit en route, équipé de plusieurs paniers, pour répartir les risques. On partirait à quatre, et on reviendrait en deux groupes de deux personnes revenant par des chemins différents. Comme quoi la faim n’empêchait pas de réfléchir, bien au contraire.

N. Ces quatre filles craintives, qui n’auraient pour rien au monde mis le nez dehors la nuit, dans l’obscurité, dans un quartier infesté de rats, à la merci d’une mauvaise rencontre, ou d’une patrouille impitoyable en période de couvre-feu, partirent, guidées, telles les rois mages, par une étoile en forme de pomme de terre, que chacune distinguait avec les yeux de l’esprit.

O. Elles arrivèrent rapidement au magasin, ouvrirent la porte et se réfugièrent à l’intérieur, où elles se sentirent en sécurité. Elles n’osèrent pas allumer la lumière, à cause du couvre-feu. Mais leurs jeunes yeux, sans doute écarquillés pour mieux voir les tubercules, secondés de mains rapides et tâtonnantes, découvrirent bien vite le sac, qui fut réparti sur les quatre paniers. Elles firent bien attention de ne pas laisser traîner de pomme de terre derrière elles, et le groupe ressortit, se scinda en deux et, par deux chemins distincts mais convergents, se reconstitua à la maison.

P. Les pommes de terre furent bouillies dans leur peau, puis débarrassées de leur robe, assaisonnée autant que les conditions le permettaient, et furent dévorées avec un appétit, vérifiant ainsi le dicton allemand qui prétend que la faim est la meilleure des sauces.

Q. Ce fut un repas mémorable, d’autant plus qu’il avait été inattendu. Il resta bien quelques pommes de terre pour le lendemain, mais seulement parce que chacun s’était rempli le ventre à s’en faire péter la sous-ventrière. Cela faisait des mois que les estomacs n’avaient plus été remplis de la sorte, et une sensation de satiété que l’on aurait pu croire oubliée pour toujours avait envahi ces ventres habitués à n’être remplis qu’à moitié.

R. Le lendemain matin, l’atmosphère fut moins enjouée. D’abord, les estomacs fatigués par une quantité de travail devenue inhabituelle, avaient dû faire des heures supplémentaires pour venir à bout de ce tas de pommes de terre. Quant au cerveau de Joséphine, il tournait à pleine puissance : comment expliquer à Madame Dellerba la disparition de son sac de patates. À une époque où tout le monde avait faim, on ne pouvait pas imaginer un instant qu’elle aurait oublié la présence des tubercules. Quant au nombre des gens susceptibles de l’avoir fait disparaître en douce, il était limité : Madame Dellerba, Joséphine ou, bien sûr, un client indélicat. Mais nul besoin d’être un grand criminologue pour innocenter tous les clients, étant donné qu’ils n’avaient aucun moyen de connaître l’existence ni le contenu de ce sac. À moins d’aller fouiller sous le comptoir, ce qu’il serait difficile de faire en toute discrétion, vu le volume du sac, son poids et l’impossibilité de le camoufler dans une poche, ou dans un sac à main, ni vu ni connu. Joséphine échafauda toutes sortes de plans, mais aucun n’était satisfaisant. De l’élimination de la patronne pour éviter toute réaction, à la fuite sans laisser d’adresse de l’employée rien ne convenait. Elle décida de ne rien dire, de jouer les innocentes : « Un sac ? Quel sac ? Un sac à main ? » Après tout, elle n’était pas censée en connaître l’existence. Et à l’époque, il n’y avait pas encore de caméras miniatures destinées à espionner les employées. Donc, Madame Dellerba ne pourrait produire aucune preuve. Mais on ne pourrait pas dissiper les doutes.

S. Quand Joséphine arriva au magasin, Madame Dellerba était déjà là. Mais elle semblait de bonne humeur. Elle ne fit aucune allusion au fameux sac, et la journée se passa sans le moindre frottement. On pouvait penser que la patronne avait oublié l’existence des pommes de terre. Il fallait croire qu’elle avait suffisamment à manger chez elle, et qu’elle n’était pas à un sac près. La fin de la semaine arriva sans que les pommes de terre ne fussent évoquées. Pourtant, Joséphine était tourmentée par sa conscience. Elle n’aimait pas mentir, même pas par omission. N’y tenant plus, elle avoua à Madame Dellerba que c’est elle qui avait pris le fameux sac pour sa famille qui souffrait abominablement de la faim. La patronne lui demanda de quel sac il s’agissait. De nos jours, on dirait qu’elle souffrait d’Alzheimer, mais en réalité, elle avait si peu besoin de ces pommes de terre qu’elle avait cessé d’y penser. Joséphine évoqua donc les tubercules. Elle vit bien à la mine incrédule de sa patronne que celle-ci avait du mal à se rappeler le sac. Et puis, tout à coup, son regard s’éclaira, comme si une lampe s’était allumée à l’intérieur de sa tête. « Ah, ces pommes de terre là ! Mais tu as bien fait, Joséphine. D’ailleurs, je voulais t’en faire cadeau ! »

T. Joséphine réussit à balbutier un « merci Madame ! » teinté d’incrédulité. Mais Madame Dellerba lui parla tout de suite d’une livraison de savonnettes parfumées qu’elle attendait pour bientôt, et pour laquelle il allait falloir faire de la place sur les rayons.

U. Jamais Madame Dellerba n’évoqua plus l’aventure des patates. Mais jamais plus elle n’en fit livrer dans son magasin. Joséphine s’en sortait bien : elle avait eu non seulement les patates, mais encore l’argent et le sourire de la parfumeuse.